mardi 4 août 2009

Schaemel lik Djob

Cyriel Moeyaert, ancien inspecteur de néerlandais dans l’enseignement catholique en Belgique, tient une chronique régulière bilingue (néerlandais/français) dans De Franse Nederlanden/Les Pays-Bas Français sur le vocabulaire spécifique du flamand de France dans toutes sortes de sources écrites anciennes. Dans le dernier numéro, il s’est intéressé à une pièce de théâtre intitulée Job dont le texte est conservé à la Bibliothèque Municipale de la ville de Lille et qui est une copie datant de 1805 du texte original probablement écrit à la fin du XVIIIe siècle.

Dans l’épilogue, deux personnages interviennent: Rhetorica, que l’auteur de la pièce s’obstine à orthographier Rethorica mais qui pourtant défend la pureté de la langue, rejetant en particulier l’usage de mots d’emprunt au français et Momus, personnage comique qui utilise un langage décrit par Moeyaert comme “vulgaire” (Momus/Momos est le dieu grec de la moquerie et de la satire, de plus mommen signifie “marmonner”).

Momus justifie sa manière de parler en déclarant que la pièce de théâtre n’est pas jouée pour les seigneurs mais voor boeren en voor menschen, pour les paysans et les gens ordinaires. Rhetorica lui répond, s’adressant aux seigneurs dans l’assistance: Ons tael is rijck genoeg mijn heeren zoo ik meenen Dat sij geen woorden moet van ander taelen leenen, “Notre langue est assez riche, messieurs, pour ne pas devoir emprunter des mots à une autre langue”. Il est clair que le messieurs s’adresse aux membres de la Noble Cour comme c’était d’usage à cette époque à Cassel. La traduction française de l’article de Moeyaert dit: Rethorica prononce un épilogue où elle attire l’attention des spectateurs et surtout des édiles sur l’importance de la chambre de rhétorique, et sollicite la protection de ces messieurs”, les termes néerlandais: “de prominenten gevestigd” utilisés par Moeyaert, qui a été traduit en français par “édiles”, renvoie aux autorités casseloises et en premier lieu aux membres de la Noble Cour, vestige du siège central de la châtellenie, n’ayant plus de valeur qu’honorifique en cette fin de XVIIIe siècle, et dont les postes étaient occupés par des membres de la noblesse locale et des professions juridiques.

On trouve donc la représentation par l’intermédiaire de Rhetorica et de Momus de la tension entre une langue noble, polissée, recherchée, distinguée et pure et une langue populaire qui est utilisée dans la pièce de théâtre pour faire rire au dépend des gens qui la parlent, les boeren et les menschen.

L’auteur anonyme d’un manuscrit de 1760 intitulé Snoeymes der Vlaemsche taele (DE VOOYS, 1945), probablement un rhétoricien berguois, s’inspire de l’auteur hollandais Vondel qui déclare:

Want oud Amsterdams is te mal, en plat Antwerps te walgelijk, en niet duidelijk genoeg” (cité par VAN DER SIJS p. 591)

Car le vieux amstellodamois est trop ridicule, et la langue populaire d’Anvers trop répugnante et pas assez claire”

transpose cette citation et écrit:

Gentsch is te boersch en te kinderachtig, Brugsch al te dertel, Ypers te schielijk, te verminkt en te zwak, Bergsch al te gewrongen, Meenens alte vrouwelijk en te dweeg, Dunkerksch alte streelachtig, Belsch alte grof en te lomp, Kasselsch alte bot en te dobbeltoonig, Steenvoorsch en Hasebroeksch al te neusachtig, boersch en ongeschaeft, Veuren en Dixmuijde en schijnen in de uijtsprake geen misbruijck, maer veel in de spelkonst te hebben…”

Le langue des Gantois est trop paysanne et puérile, le brugeois trop vif, l’yprois trop saccadé, estropié et faible, le berguois trop biscornu, le meninois trop féminin et mièvre, le dunkerquois trop caressant, le bailleulois trop fruste et rustre, le casselois trop grossier et ambigu, le steenvoordois et l’hazebrouckois trop nasalisés et paysans, Furnes et Dixmude semblent pour leur part ne pas faire défaut aux règles de la bonne prononciation, mais sont défaillants pour ce qui est de l’orthographe.”

de Yperlingen : “zuk”, “wuk”, “wulke”, “woje”, “moedere”, “vadere”, en de Dunkerkenaers: “dooft”, “schreemen”, “zoukt”, “smoukt”, “koukt”, en zoo voorts. Kasselaers, Steenvoordenaers en Hasebroeknaers en zullen hun moedertale noijt anders als radbraeken. De Bellenaers met hun “gald”, “schalling”, “zalve”, “walke”, etc. De Bergenaers zeggen “julder”, “alzan”, “ete”, “slape”, “’t is geloon” voor “’t is geluijd”, “tens” voor “dan”, zoodat het schijnt dat ijder een van Westvlaenderen aerbeid om zijn moedertale te vernielen.”

les Yprois disent: “zuk”, “wuk”, “wulke”, “woje”, “moedere”, “vadere”. Les Dunkerquois disent: “dooft”, “schreemen”, “zoukt”, “smoukt”, “koukt” et cetera. Les Casselois, Steenvoordois et Hazebrouckois ne feront à jamais qu’estropier leur langue. Les Bailleulois le feront avec leur “gald”, “schalling”, “zalve”, “walke”, etc. Les Berguois disent “julder”, “alzan”, “ete”, “slape”, “‘t is geloon” au lieu de “’t is geluijd”, “tens” au lien de “dan”, de telle sorte qu’il semble bien que chacun œuvre en Flandre occidentale pour la destruction de sa langue ”

(Je reprendrai cette liste de mots dans une future entrée dans ce blog.)

Ces différences sont considérées par l’auteur de ce texte comme un lent et angoissant processus de dégradation et de perversion de la part de gens incultes par rapport à une langue idéalisée. Il faut non seulement rejeter les mots d’emprunts au français, mais aussi le vocabulaire et la prononciation régionale et imiter la langue des élites hollandaises.

Apparemment cette tension linguistique agitait aussi le milieu des rhétoriciens de Cassel et d’ailleurs. On a recours à tant de termes hollandais que Momus trouve pénible

dat ik in plaets van Vlamsch nu hollands moet gaen spreken.
Peyst sij misschien dat wij hier spelen voor de staeten
van holland utrecht...

de devoir se mettre à parler hollandais à la place du flamand. Ils pensent peut-être que nous jouons pour les Etats de Hollande ou d’Utrecht ...”

La langue noble combine l’utilisation de mots décrits par Moeyaert comme moyen-néerlandais et par exemple le pronom réflechi sig (= néerl. zich) qui n’existe pas en flamand mais qui vient de la langue des élites des Pays-Bas du Nord et qui a été emprunté au XVIIe siècle à l’allemand. Il y avait en effet des emprunts acceptables et et d'autres qui ne l'étaient pas.

Un petit mot d’explication s’impose ici. Pour les néerlandophones, le néerlandais n’est pas seulement la langue officielle des Pays-Bas et de la Flandre actuels. C’est aussi tout ce qui y est parlé du VIe siècle à nos jours dans ces régions. Rien de moins. Ainsi, dans la Loi Salique, Maltho thi afrio lito, “Je déclare, je te libère, lète” est considéré comme du néerlandais. Du même coup le flamand, le brabançon, le limbourgeois etc. n’existent plus, tout est néerlandais. Le moyen-néerlandais est une langue qui n’a pas d’existence réelle. C’est un terme qui recouvre le flamand occidental, le flamand oriental, le brabançon, le limbourgeois, le hollandais etc. utilisés entre le milieu du XIIe siècle et le début du XVIe siècle. Un mot qui était utilisé à cette époque en flamand occidental, en flamand oriental, en brabançon etc. et qui n’existe pas en néerlandais standard est qualifié de moyen-néerlandais. Ce qui est décrit comme du moyen-néerlandais dans cette pièce est donc du flamand qui n’existe pas en néerlandais standard et qui, pour certains mots, a disparu du flamand occidental moderne. Tout ceci mériterait de longs développements.

Revenons à nos rhétoriciens. La bibliothèque du Comité flamand de France possède une copie d’un échange épistolaire entre deux rhétoriciens d’avis divergents sur l’acceptabilité de mots existant en flamand occidental mais pas en hollandais cultivé et sur l’adoption de l’orthographe hollandaise. (RYCKEBOER, Hugo, à paraître)

Malgré tous leurs efforts, les rhétoriciens n’en truffent pas moins leurs textes de mots “moyen-néerlandais”, ouest-flamands ou utilisés uniquement en Flandre française. Ce qui permet à Cyriel Moeyaert d’écrire ses articles et d’établir ses listes.

La recherche de la distinction, le désir d’être distingué donc de se distinguer du vulgaire (des gens ordinaires, de boeren en de menschen) a amené les élites à utiliser des termes hollandais totalement inconnus de la population. C’est la même raison qui a amené ou amènera plus tard ces mêmes élites à adopter le français qui est autrement plus “classe” que le flamand occidental “incorrect” des boeren et des menschen. On en arrivera à un tel point d’aliénation qu’ “en janvier 1791, à propos d’une ordonnance municipale traduite à Bergues en flamand, Bouchette écrivait: “Cela est détestable et fait pour que nos campagnards s’en moquent. Pourquoi ne pas écrire sa langue maternelle comme le peuple la parle? N’est-ce pas pour lui qu’on écrit? Dès lors, quelle raison y a-t-il d’employer des termes recherchés qu’il ne connaît pas? Et moi-même je n’entends que la moitié de ce flamand barbare, qui n’est ni hollandais ni flamand comme on parle et écrit en Flandre”. (COORNAERT Emile, La Flandre française de langue flamande, Les éditions ouvrières, 1970, p. 267-268)

Moeyaert souligne le fait que “le poète affectionne la répétition et excelle dans l’énumération de synonymes ou de mots apparentés, surtout de verbes imagés.” Il serait intéressant de consulter le texte original. En effet l’énumération de synonymes n’est-il pas un moyen d’élucider des mots inconnus du public en y adjoignant un terme connu, synonyme ou ayant une signification proche? On sait que Shakespeare utilisait cette technique lorsqu’il avait recours à un mot français inconnu du public y adjoignant le synonyme anglo-saxon pour le faire comprendre.

Moeyaert fait référence à Andries Steven, né à Cassel en 1676 et mort en 1747, dont le prénom dans les registres de baptême est André. Ce maître d’école est l’auteur d’un manuel puriste pour écrire la langue flamande intitulé Nieuwen Nederlandschen Voorschriftboek, bijgevoegt eenige korte verhandelingen op de verbastering der Nederduytsche Tael (1714) dans lequel il s’élève contre l’ “abatardissement” de la langue flamande. Dans un autre de ses textes, il loue le “goed Hollandtsch”, le “bon hollandais” (MOEYAERT, 1985). Dans sa chambre de rhétorique, il fréquente F. Lenglé de Schoebecque, arriviste bien connu et y obtient un poste flatteur. Steven, le simple maître d’école, fils de Jean Steven et de Pétronille Rouseré, inconnus des registres de bourgeoisie de la ville, épouse Marie Catherine Serleys, bourgeoise et devient à son tour bourgeois comme le sera leur fils Pierre André qui naît en 1723. Il se peut que le désir d’André Steven de parvenir à la distinction sociale trouve son écho dans son aspiration à la distinction linguistique.

Dans ses pièces religieuses et historiques, Michel de Swaen s’efforce d’utiliser les normes et le lexique hollandais de l’époque, s’inspirant de Vondel ou de Cats qui ont choisi délibérément d’adopter le lexique des élites cultivées de Hollande:

Het gevolg was dat de Hollandse literatuur voor Zuid-Nederlanders moeilijker toegankelijk werd; zo merkte de Zuid-Nederlandse toneelschrijver en dichter Michiel de Swaen (1654-1707) over het werk van de door hem bewonderde Vondel op dat stijl ‘sterk, maar hard [moeilijk] en duister, onaangenaam door gezochte woorden” was. (VAN DER SIJS, p. 579, citation tirée de Brom, Boekentaal, Amsterdam,1955, p. 33)

La conséquence fut que la litérature hollandaise devint plus difficile d’accès pour les habitants des Pays-Bas du sud. Ainsi que le remarquait Michel de Swaen (1654-1707), le dramaturge et poète des Pays-Bas du Sud à propos de l’oeuvre de Vondel qu’il admirait et dont il décrivait le style comme étant ‘puissant mais difficile et obscur, désagréable à cause du vocabulaire recherché”.

Néanmoins, dans De gecroonde leerse, “La botte couronnée”, une comédie qui fut jouée à l’occasion du Mardi Gras 1688, il s’inspire du Molière de Monsieur de Pouceaugnac en faisant parler les personnages issus du petit peuple dunkerquois en flamand occidental pour créer des effets comiques.

Il me semble que le choix des élites françaises flamandophones dans l’arrondissement de Dunkerque de se tourner vers le hollandais au XVIIIe siècle est marqué comme au XVIIe siècle en Hollande, l'époque et le lieu où l'on “épure” la langue de ses “scories populaires” considérées comme “vulgaires”, par le désir de se distinguer des milieux populaires. Ce qui vient renforcer ce désir c’est que ces scories sont pour la plus grande part présentes également en flamand occidental. Le mépris s’étend de ceux qui n’appartiennent pas à cette élite à la langue qu'ils parlent. Certains membres des milieux populaires qui aspirent à s’approcher de ses élites emboîtent alors le pas.

Il se peut qu’au XVIIIe siècle comme au XIXe, au XXe et au XXIe siècle certains expriment leur sentiment d’infériorité ou leur irrédentisme par ce désir d’adopter la norme des élites hollandaises puis du néerlandais, en tout cas ce n’est pas le cas de Momus:

dat ik in plaets van Vlamsch nu hollands moet gaen spreken.
Peyst sij misschien dat wij hier spelen voor de staeten
van holland utrecht, neen, k’ben fransch dat leve Lodewijk
kijft, preutelt, schreeuwt of tiert t’is even al gelijk.

de devoir se mettre à parler hollandais à la place du flamand.
Ils pensent peut-être que nous jouons pour les Etats de Hollande ou d’Utrecht ...
Non, que je hurle, crie, grogne ou maugrée “Vive Louis”
C’est pareil/Cela ne change rien, je suis français.”


SOURCES:

COORNAERT Emile, La Flandre française de langue flamande, Les éditions ouvrières, 1970, p. 267-268

DE VOOYS C.G.N, “Het Snoeijmes der Vlaemsche tale” in De Nieuwe Taalgids, 38, 1945, p. 140-149

MOEYAERT Cyriel, “De schrijftaal van de Westhoek in Frankrijk: onuitgegeven gedichten van Andries Steven” in De Franse Nederlanden/Les Pays-Bas français, 1985, p. 314-33

MOEYAERT Cyriel, "Nederlandse schrijftaal van de Westhoek in Frankrijk. JOB. Berijmd toneelstuk uit Kassel.Le néerlandais écrit dans le Westhoek français. Job. Pièce de théâtre en vers, de Cassel” in De Franse Nederlanden/Les Pays-Bas français, 2009 (pdf)