dimanche 20 juin 2010

Van steevysters en boeretaps

Parfois, les groupes humains ont tendance à se voir de manière positive et considérer les autres groupes humains de manière négative. Ceci repose sur des représentations, des stéréotypes, des défauts, des qualités ou des particularités qu'on imagine caractéristiques de l'ensemble de ce groupe.

Ainsi, en France, on reproche à tous les Parisiens leur prétendue arrogance comme à tous les Anversois en Belgique. Au début du XXe siècle, dans l'Almanach de Tisje Tasje, les francophones étaient présentés comme beaux parleurs, menteurs et trompeurs. En Belgique, les Flamands sont représentés dans leur globalité comme travailleurs et les Wallons comme paresseux.

En flamand, en France, on désigne les citadins du mot steevysters.

Steevyster est composé de stee + vyster. Stee est dérivé de steede avec la disparition du d intervocalique après une voyelle longue, phénomène extrêmement courant en flamand occidental et qui existait déjà au Moyen-Age.

Vyster est une nominalisation du verbe vysten, à la racine vyst- on a ajouté le suffixe -er. Vysten avait le sens de "souffler", vyster a été utilisé dans le passé pour désigner une omelette soufflée. Le premier sens de vysten que donne le WNT est "lâcher un vent, faire un pet". Vyster serait donc une personne qui fait des pets ou qui est soufflée, gonflée d'air. Cela fait-il allusion à une prétendue arrogance, au fait d'être bouffi de suffisance ou selon l'expression bien connue qui "pète plus haut que son cul", représentation du citadin vu par le rural?
Vysteren est un verbe fréquentatif dérivé de vysten qui signifiait, selon Gezelle, "passer son temps à parler". Steevyster est-il alors une allusion au citadin beau parleur?

Boeretap a le sens de "plouc", "rustre". Ce nom est composé de boer "paysan" et tap. A l'origine tap est un bouchon, une bonde de tonneau. On trouve aussi le sens de "robinet". Le sens évolue ensuite vers "pénis" chez Kiliaen (Etymologicum Teutonicae Linguae, 1599). On voit bien le rapport. Ce sens s'est élargi, de la partie au tout, et a évolué vers "homme". Evidemment, dans l'esprit décrit plus haut et de manière caricaturale, on associe l'état de paysan à celui de rustre.

D'autres qualificatifs sont utilisés. Par exemple, la personne qui répond à l'enquête Willems (1885) pour Lederzeele écrit: "Les knols et autres patois (alve waels en Koornoweels) des environs de St.-Omer, disent en français une escute... " à propos du mot flamand schuute. Sur knol H. Ryckeboer donne l'indication "Dit is blijkbaar een scheldnaam voor anderstaligen" (Trad. C'est probablement une qualificatif injurieux envers les non-flamandophones).

Cyriel Moeyaert donne ce terme sous les formes knol et tnol: "groentekweker bij Sint-Omaars, maraîcher (Rubrouck 2001)" (Trad. maraîcher de la région de Saint-Omer). Le WNT donne la définition suivante: "Benaming, in sommige streken, voor den verdikten, uivormigen wortel van het Raapzaad, Brassica Rapa L. var. Rapa Thell., elders raap geheeten" (Trad. Dénomination, dans certaines régions, de la grosse racine de la navette/du navet, Brassica Rapa L. var. Rapa Thell. appelée ailleurs raap). Le WNT donne également la signification: "Lompe of domme mans-, zelden: vrouwspersoon" (Trad. Homme, rarement femme, grossier ou stupide). Le knol dont il est question ici fait peut-être référence à la racine donc à la profession de maraîcher mais plus sûrement à un personne lourdaude et stupide comme à chaque fois qu'il s'agit de désigner des paysans. Knol a évolué en tnol, sous l'effet de l'assimilation: le point d'articulation du k vélaire avance dans la bouche pour rejoindre celui du n, une dentale, pour devenir t, une dentale également.

Revenons pour finir sur "alve waels en koornoweels" (alve pour halve) (Trad. demi-Wallons/demi-francophones et koornoweels). Moeyaert cite trois formes: kornoweel, koornoweel, kornowal, signifiant "iemand die noch Frans noch Vlaams spreekt, personne qui écorche le flamand", pour mieux traduire, personne qui écorche à la fois le flamand et le français, et cite "'T is peur lik e kornowal (Lederzeele, 1989), 't ziin koornoweels (Lederzeele, 1989), E kornoweel (Millam, 1995)"
De Bo donne la forme: kornuweel et la signification: "iemand van gemengde ras, bastaard, mulat" (Trad. personne de sang mêlé, bâtard, mulâtre). De Brabandere quant à lui donne les formes kornuweel, kornuwaal et la signification: "een Fransman die Vlaams spreekt" (Trad. un Français qui parle flamand). Ce mot proviendrait du vieux-français cornuel "cornu", diminutif du latin cornu "corne". De Brabandere énumère les patronymes Rogier Cornuel = Roeger Cornuwel, Rekkem, en 1398 ; Pieter Cronuweel, Courtrai en 1413. Il faut comprendre "cornu" comme une "personne qui porte des cornes", "cocu". Le WNT, tout en citant De Bo limite la signification: "Benaming in het Westvl. voor een bastaard" (Trad. Dénomination d'un bâtard en flamand occidental). On peut comprendre comment on est passé du cocu au bâtard en se les représentant comme les produits, sujets de moquerie et de rejet, d'une relation que la société interdit. Le bâtard est le résultat de l'union de ce qui ne devrait pas être réuni, le cocu aussi. Lorsqu'on passe à "parler mal le français ou le flamand" on a affaire à un "abâtardissement" de la langue.

Sources:

De Bo, Westvlaamsch Idioticon, [1892], Familia et Patria, Handzame, 1976
De Brabandere, Frans, West-Vlaams etymologisch woordenboek, Uitgeverij L. J. Veen, Amsterdam/Antwerpen, 2002
Ryckeboer, Hugo, "De enquête Willems in Frans-Vlaanderen", in Taal en Tongval, Themanummer 2: 100 jaar enquête Willems, pp. 108-118, 1989
Moeyaert, Ryckeboer et Debrabandere, Woordenboek van het Frans-Vlaams, Leuven: Davidsfonds/Literair, 2005