mardi 3 novembre 2009

Assan 't zaeifde of nie ?

En 1760, un Berguois anonyme est l'auteur d’un manuscrit intitulé Snoeymes der Vlaemsche taele (= Serpette de la langue flamande)(DE VOOYS, Nieuwe Taalgids, 1945). Probablement rhétoricien et maître d'école, il s'en prend aux "incorrections" ou à l'utilisation abusive de mots d'origine étrangère, c'est à dire du français ("ontale of misbruijk van uijt-heemsche bastaert-woorden") et la méconnaissance de l'orthographe ("onwetentheid in de spelkonst"), ainsi qu'aux différences régionales, ouest-flamandes, par rapport à la norme linguistique. Sa norme de référence est le hollandais parlé et écrit de Vondel.

Il s'en prend donc au flamand occidental et ce qu'il considère comme des fautes vulgaires, grossières, rustiques, littéralement paysannes ("boerse"). Parmi les exceptions pour leur bonne prononciation, figurent bien sûr les rhétoriciens de sa propre chambre de rhétorique de Bergues.
Il reproche aussi les "fautes" précises suivantes:

“de Yperlingen : “zuk”, “wuk”, “wulke”, “woje”, “moedere”, “vadere”, en de Dunkerkenaers: “dooft”, “schreemen”, “zoukt”, “smoukt”, “koukt”, en zoo voorts. Kasselaers, Steenvoordenaers en Hasebroeknaers en zullen hun moedertale noijt anders als radbraeken. De Bellenaers met hun “gald”, “schalling”, “zalve”, “walke”, etc. De Bergenaers zeggen “julder”, “alzan”, “ete”, “slape”, “’t is geloon” voor “’t is geluijd”, “tens” voor “dan”, zoodat het schijnt dat ijder een van Westvlaenderen aerbeid om zijn moedertale te vernielen.”

(“les Yprois disent: “zuk”, “wuk”, “wulke”, “woje”, “moedere”, “vadere”. Les Dunkerquois disent: “dooft”, “schreemen”, “zoukt”, “smoukt”, “koukt” et cetera. Les Casselois, Steenvoordois et Hazebrouckois ne feront à jamais qu’estropier leur langue. Les Bailleulois le feront avec leur “gald”, “schalling”, “zalve”, “walke”, etc. Les Berguois disent “julder”, “alzan”, “ete”, “slape”, “‘t is geloon” au lieu de “’t is geluijd”, “tens” au lien de “dan”, de telle sorte qu’il semble bien que chacun œuvre en Flandre occidentale pour la destruction de sa langue ”)

Dans cette entrée du blog, je voudrais examiner chacune d'entre elles:

- Zuk: évolution de zulk (par réduction du cluster lk > k). Prononciation commune.

- Wuk :
Actuellement dans un zone en France proche de la frontière belge et dans la province de Flandre Occidentale, wuk est utilisé comme pronom interrogatif, "quoi" (néerl. wat), évolution de wulk < welk "quel" (réduction du cluster lk > k et délabialisation du e).
La forme écrite wulk est déjà présente dans un document de 1298 de la région de Furnes.
Wuk est contracté dans wuffer "quel" (< wuk + voor), dans d'autres régions waffer (< wat + voor)(néerl. welk)

Il est intéressant de constater que wat dans le sens de "un peu" existe en flamand occidental. Il existe dans l'expression watten (< wat 'n< wat + een) dans les exclamatives devant un singulier ou un pluriel: watten vrouwmenschen! "Quelles femmes!". Il existe aussi le mot etwat (néerl. iets, "quelque chose"), qui est une évolution de iet + wat, à comparer avec l'allemand etwas.

En Flandre française, en dehors de la zone frontalière précédente, à la place de wulk/wuk on trouve wyne "quoi" qui est lui même une évolution de wien (néerl. wie). Les documents écrits qui indiquent la présence de cette forme datent tous du XIXe siècle. Gezelle l'écrit wine, Schuermans (Algemeen Vlaamsch Idioticon, 1865-1870) et Desnerck (Oostends Woordenboek, 1972), wiene. L'ANVT, dans sa graphie normalisée a choisi wyne car ie est réservé au phonème long diphtongué ou pas dans des mots comme zien "voir" (que l'on distingue de zyn "être"), wien "qui" (que l'on distingue de wyn "vin"). Une difficulté qui est aussi relevée par Frans Debrabandere dans l'introduction de son West-Vlaams etymologisch woordenboek (2002) et qu'il a choisi de résoudre pour sa part en adoptant le ij néerlandais.

On trouve des formes telles que n'importe wien, n'importe wuk "n'importe qui", "n'importe quoi".

- woje : s'agit-il de waeien? de waer je?
Est-ce une référence à la prononciation du a long devant j ou r?

- moedere, vadere: Ce e final après un r se retrouve très localement. Ce e est dit paragogique. C'est une particularité ancienne, d'avant le XIIIe s.

- dooft ou doofd (néerl. doof, angl. deaf): orthographié doofd par De Bo, et dooft par Moeyaert. Een doofde vrouwe est l'exemple cité par De Bo qui justifie ainsi son choix graphique et le mot doofdighyd "surdité". La dentale finale ne s'explique pas par l'etymologie.
On trouve au Moyen-Age la forme doofde/doefde, nom féminin signifiant "démence". Peut-être l'adjectif doofd est-il dérivé du nom doofde ou l'inverse. Ou bien s'agit-il d'un t paragogique (c'est à dire non-étymologique, ajouté au bout du mot) comme on peut le trouver en néerlandais standard dans le mot rijst "riz" alors que le mot fl. occ. rys est plus ancien?

- schreemen "crier" (néerl. schreien): forme médiévale scremen, fris. skrieme, angl. scream, même racine que schreeuwen. Schreemen est la forme inguéonique (les caractéristiques inguéoniques ou appartenant au germanique de la Mer du Nord se retrouvent le plus souvent en anglais et/ou en frison). On trouve aussi en vieux-norrois skræma "terrifier, effrayer" et en suédois scrana "crier".

Chez Shakespeare, on trouve:
"And (as they say) lamentings heard i' th' Ayre; Strange Schreemes of Death." (Macbeth, II.iii.61)

Dans le WNT, tous les exemples datent du XIXe siècle mais ce verbe figure dans le Middelnederlandsch Handwoordenboek (1979) avec la mention: flamand, XVIe siècle. De nos jours, l'utilisation de schreemen est moins courante que schreeuwen.

- zoukt, smoukt, koukt pour zout, smout, koud, prononciation que l'on trouvait aussi à Bruges au XIXème siècle (peut-être encore maintenant?). L'occlusive k est-elle une anticipation au niveau vélaire, proche du point d'articulation du ou, de l'occlusive dentale?

- gald, schalling, zalve, walke pour geld, schelling, zelve, welke: En France, particularité signalée surtout dans la région de Bailleul pour un e devant l + r, n, f, k, d, t. Selon Jacobs (Over het conservatief karakter van het Westvlaamsch, in Donum Natalicium Schrijnen, p. 560 et suivantes, (1929) ), cette caractéristique existait déjà avant le XIIIe siècle. Autre exemple melk > malk. L'auteur de Snoeymes ne signale pas que dans de larges zones en France, le l devant une voyelle antérieure est aussi souvent vocalisé, melk > maeik; elk > aeik; >helpen haeipen; delven > daeiven, gilf > geif, etc.

- julder , pronom sujet et complément 2ème personne du pluriel, est la contraction de je + lieder, génitif de lieden (néerl. jullie qui est lui-même la contraction de je + lieden "hommes" mais ayant utilisé la première syllabe seulement). Deux formes existent dans le nord de la France julder et gyder qui est lui même la contraction de gy + lieder. Dans le paradigme du pluriel, on trouve wulder, julder, zulder ou wyder, gyder, zyder (alors que wy n'est plus utilisé en flamand occidental en France et a été remplacé par me + verbe au pluriel):

Selon l'article WIJ du WNT:

"De in de volkstaal gebezigde vorm me (...), die ook in proclitisch gebr. wel voorkomt, is te verklaren uit het enclitisch gebr. van we, waarbij n + w wordt tot m, zooals in: hebben we, gaan we > hebbeme, game > me hebbe(n), me gane (zie SCHÖNFELD§ 110 c)),"

(La forme employée dans la langue populaire me (…) qui apparaît aussi en proclise doit être expliquée dans l'emploi enclitique de we, selon lequel n + w a été assimilé pour donner m tel que dans hebben we, gaan we > hebbeme, game > me hebbe(n), me gane (cf. SCHÖNFELD § 110 c))(n.d.r. in Historiese grammatika van het Nederlands, 1921)

et encore sur l'histoire des formes comme julder et gyder:

"Diachronic data indicate that the compounds on lieden have spread from the southwest (i.e. the Belgian provinces of East and West Flanders). Historical sources provide instances of compounds with lieden from this region as early as the 12th century (Van Loey 1958, Goossens 2000), an era in which the southwest was a dominant economic region, and a region where intensive contact with French took place.(...) Van Loey (1958) suggests that the compounds are calqued on the French reinforced pronouns nous autres ‘we’ and vous autres ‘you (plural)’, which were certainly used by the French-speaking elite in 12th century Flanders. "
in Innovative 2pl.-pronouns in English and Dutch ‘Darwinian’ or ‘Lamarckian’ change?, Gunther De Vogelaer, in Papers of the Linguistic Society of Belgium (2007)

(Les données diachroniques indiquent que les composés formés avec lieden se sont répandus à partir du sud-ouest (c'est à dire les provinces belges de Flandre Orientale et Occidentale). Les sources historiques fournissent des exemples de composés avec lieden dans cette région dès le 12e siècle (Van Loey 1958, Goossens 2000), une époque pendant laquelle le sud-ouest était une région dominante économiquement et où des contacts intensifs avaient lieu avec le français. (…) Van Loey (1958) suggère que les composés sont calqués sur les formes renforcées des pronoms nous autres et vous autres, qui étaient certainement utilisés par les élites francophones dans la Flandre du 12e siècle)

On notera quand même la réapparition de wy (forme faible we) dans la forme "oui" et "non", jaeuw ("oui" + "nous") et neeuw ("non" + "nous")

- alzan: On entend actuellement les formes assan/ossan "toujours" (néerl. altijd) issu de l'assimilation du l de alsan (< als + an (néerl. aan). Tous les exemples du WNT avec cette signification datent du XIXème siècle.

- ete, slape : prononciation que l'auteur de Snoeymes situe à Bergues, donc en dehors des 13 villages (Bollezeele, Buysscheure, Cappellebrouck, Drincham, Eringhem, Looberghe, Lederzeele, Nieurlet, Merckeghem, Millam, Rubrouck, Volckerinckhove, Wulverdinghem) où l'on pratique actuellement l'apocope du -n final sur les verbes (et quelques autres formes) ce qui montre que cette particularité était plus répandue au XVIIIe siècle que maintenant. Il est ironique que l'auteur de Snoeymes reproche cette fois aux habitants ce qui est la prononciation standard en néerlandais contemporain. Winkler (Algemeen Nederduitsch en Friesch Dialecticon, 2ème partie, 1874, p. 395-396) a publié une transcription de la parabole de l'Enfant Prodigue telle qu'elle était prononcée à Bergues en 1874 et cette particularité semble avoir disparu.

- 't is geloon pour 't is geluijd
Luiden en néerlandais standard est un verbe faible alors que luuden en flamand occidental en France est fort: prétérit lood, participe passé eloon (< elooden avec chute du d intervocalique après un voyelle longue).

- tens
Renvoie probablement à tuns qui est une variante de tons, aussi ton, tonsen "alors" (néerl. dan, toen), "ensuite", "donc" aussi "auparavant" avec la palatalisation du o en u qui est commune en flamand occidental.

Au changement linguistique on associe régulièrement les idées de détérioration, de dégradation. La langue change comme la société change. L'angoisse de l'auteur de Snoeymes qui peut naître devant l'évolution de la société trouve son parallèle dans la crainte qui peut apparaître devant l'évolution linguistique. Les élites peuvent se sentir déstabilisées par le danger que représentent, à leurs yeux, les évolutions linguistiques qu'elles ne contrôlent pas et en revanche en adopter d'autres dont elles sont la source. Ainsi, en français contemporain, les élites peuvent rejeter les innovations linguistiques de la banlieue (par exemple "kiffer" pour "aimer", "kiffer une meuf" est considéré comme vulgaire) mais elles adoptent des mots anglais sans difficulté (par exemple une "démonstration" pour une "manifestation"). Parler d'une façon "distinguée" permet aux élites de "se distinguer" du reste de la société au moeurs paysannes et frustres au XVIIIème siècle.
Une prétendue "intégrité" pour ne pas dire "pureté" de la langue serait mise en danger par des changements linguistiques apportés par les groupes sociaux considérés comme inférieurs et contre lesquels il faudrait résister. Ainsi, dans l'espoir de figer la langue dans un état de pureté idéalisée, on adopte alors une attitude prescriptive, en essayant de fixer des normes, des interdits. La naissance du français est due à l'évolution du latin. La prononciation du latin a changé donnant ainsi naissance à ce qui deviendra après de multiples changements le français actuel qui lui-même n'est pas stable.
Le changement linguistique est inévitable car le système que constitue la langue est en constant déséquilibre et constamment à la recherche d'un équilibre impossible.