“Moi, j'ai beaucoup travailléˮ
Cette petite phrase est l'occasion de traiter de divers phénomènes qui s'expliquent par l'influence importante du germanique de la Mer du Nord sur le flamand occidental. On parle aussi d'influence “inguéonique”.
1) Evrocht est le participe passé du verbe werken, le prétérit est vrocht. En néerlandais standard, le participe passé du verbe werken est gewerkt et le prétérit, werkte. En néerlandais, ce verbe est donc régulier ou faible alors qu'il est irrégulier ou fort en flamand occidental. Il était également irrégulier en moyen-anglais. En anglais moderne, il ne reste plus que la forme adjectivale du participe passé comme dans: wrought iron “fer forgé”. Le -gh- moyen-anglais se prononçait comme le -ch- flamand.
fl. occ. werken, vrocht, evrocht
moy. angl. werken, wrought, wrought
néerl. werken, werkte, gewerkt
Les formes du prétérit et du participe passé en flamand occidental sont “inguéoniques”. C'est à dire qu'elles font partie des caractéristiques du germanique de la Mer du Nord que l'on retrouve le plus souvent aussi en anglais et en frison.
Vrocht et evrocht sont issus de formes avec un a germanique qui a évolué en o, principalement devant ch et f. Le a s'est maintenu dans les formes non-inguéoniques qui ont été choisies en néerlandais standard. La même évolution qu'en flamand occidental s'est produite en anglais et en frison:
néerl. zacht fl. occ. zocht, zoft angl. soft
néerl. af fl. occ. af, of angl. off v.fris. of
De manière annexe, on peut ajouter qu'historiquement, dès le XIIIe siècle en Flandre Occidentale et en Hollande orientale, on trouve les formes écrites avec wr- (wrocht) ainsi qu'en vr- (vrocht), c'est à dire comme on prononce depuis au moins le XVIe siècle en Flandre. Au XVIIe siècle, pourtant, au sud des Pays-Bas, on choisit la graphie wr-, décrite par Van der Sijs (2004, p.159) comme hypercorrecte, par un phénomène assez complexe de volonté de se distinguer des prononciations considérées par les élites locales sociales et culturelles comme “non-cultivées”. Malgré cela, l'orthographe avec vr- est présente en Flandre jusqu'à l'époque moderne. D'autres exemples en flamand occidental sont vryven “frotter”, vreëd “fort, puissant”, vroete “museau, groin” etc.
2) Bringen est un autre mot ayant connu la même évolution que werken:
fl. occ. bringen “apporter”, brocht, ebrocht
angl. bring, brought, brought
néerl. brengen, bracht, gebracht
Van der Sijs (2004, p.198) écrit à ce propos:
“Ook brocht en docht waren in de oudste tijden de kustvormen, vergelijkbaar met Engels brought, thought en Fries brocht, tocht. De Twe-spraack vermeldt alleen brócht, dócht, andere zeventiende-eeuwers vermelden zowel de o- als de a-vormen. Bracht en dacht zijn oostelijke vormen, en in de bijbelvertalingen, waaronder de Statenvertaling, kregen bracht, dacht onder Duitse invloed de voorkeur. In de standaardtaal werd deze voorkeur overigens pas in de negentiende eeuw definitief vastgelegd...”
(Trad.: Brocht et docht étaient également les formes côtières aux temps les plus anciens, elles sont comparables à l'anglais brought, thought et au frison brocht, tocht. Le Twe-spraack (Twe-spraack van de Nederduitsche letterkunst de Hendrick Laurenszoon Spieghel, 1584, Amsterdam) ne cite que brócht, dócht alors que d'autres au XVIIe siècle mentionnent aussi bien des formes en o- et en a-. Bracht et dacht sont des formes orientales et dans les traductions de la Bible, parmi lesquelles celle des Etats, bracht et dacht sont préférées sous l'influence de l'allemand. Dans la langue standard, cette préférence ne deviendra établie définitivement qu'au XIXe siècle.)
ainsi que:
“Bracht en dacht kregen de voorkeur boven de volkstaalvormen brocht en docht – bracht en dacht komen ook in het Duits en in Oost-Nederlandse dialecten voor, dus misschien zijn de Duitse medewerkers voor de keuze verantwoordelijk...” (VAN DER SIJS, 2004, p. 141)
(Trad.: Bracht et dacht ont été préférés plutôt que les formes populaires brocht et docht – bracht et dacht existent aussi en allemand et dans les dialectes néerlandais orientaux, en conséquence peut-être que les collaborateurs allemands (pour la traduction de la la Bible des Etats publiée en 1637) sont responsables de ce choix...)
3) Dinken est un autre mot ayant connu l'influence du germanique de la Mer du Nord avec évolution du a germanique en o. Selon le dictionnaire étymologique, EWN, nous avons deux dinken. Le premier correspond au néerl. dunken, dunkte/docht, gedunkt/gedocht et le second à denken, dacht/docht, gedacht.
Ce dernier a disparu en flamand occidental et a été remplacé par les formes empruntées au moyen- français, peinzen/peizen “penser”. Le premier n'existe que sous la forme figée 't dinkt me “il me semble” issue de la forme médiévale my dinkt correspondant au moyen-anglais me thinks.
On remarque ici un autre phénomène inguéonique de délabialisation de la voyelle -u- du germanique commun en syllabe fermée avec inflexion qui devient -i-, prononcé [ɛ]. On trouve le même phénomène dans les quelques exemples suivants:
fl. occ. pit angl. pit v.fris. pet néerl. put
fl. occ. stik angl. steak fris. stik néerl. stuk
fl. occ. rik angl. ridge fris. rêch néerl. rug
fl. occ. dinne angl. thin fris. tin néerl. dun
Ce -i- inguéonique a été rejeté du néerlandais au XVIIe siècle, bien qu'il existait aussi dans la zone côtière en Hollande, car il ne correspondait pas à la prononciation distinguée des élites cultivées des grandes villes du sud de la province de Hollande (Utrecht, La Haye, Delft, Leyden).
Un i inguéonique différent existe aussi dans le flamand occidental bringen, cité plus haut, que l'on retrouve dans l'anglais bring et le frison bringe au lieu du e du néerlandais brengen.
4) Enfin nous avons raeken:
fl. occ. raeken “parvenir, atteindre, toucher (sentiment), devenir”, rocht, erocht
néerl. raken, raakte, geraakt
Jacob Westerbaen, en 1655, s'étonnait de voir considérées comme incorrectes les formes en -och-, utilisées à Rotterdam (forme inguéonique, employée sur la côte) alors que les formes en -aak- (forme non-inguéonique), utlisées à La Haye sont considérées comme correctes (cité par VAN DER SIJS, 2004, p.158)
En flamand occidental, selon DE BO (1873, p. 789), dans le sens intransitif de “toucher”, le prétérit et le participe passé sont rakte, (g)erakt et dans le sens transitif de "parvenir, atteindre”, rocht, (g)erocht. Néanmoins il ne semble pas que cela soit le cas en flamand occidental de France.
5) Poursuivons maintenant avec la construction du participe passé. Alors qu'en anglais le préverbe ge- a complètement disparu, il s'est réduit à e- (prononcé [ə] ou [æ]) en flamand occidental dans l'arrondissement de Dunkerque et dans la partie proche de la frontière française de la province belge de Flandre Occidentale. Il a même complètement disparu devant une voyelle ou un h- (qui n'est pas un phonème en flamand occidental). Ainsi, on dira:
'k hen 't ezien (je l'ai vu)
'k hen 't hoord (je l'ai entendu)
'k hen 't eeten (je l'ai mangé).
Les formes flamandes, anglaises et frisonnes au Moyen-Age sont identiques ou comparables. Le WNT cite les préfixes suivants en vieux-saxon ge-, gi-, i-; vieil-anglais. y-, i-, e-; anglais e- dans enough et i- dans handiwork, anglo-saxon handgeveorc; vieux-frison ie-, gi-, i-, ge-, e-, a-; moyen-flamand occidental i- ou y-, comme idaen, idragen, ycloven, ymanc, imet, yscot, yslagen, ysonde, iwont.
Le flamand occidental de France est resté figé à un stade intermédiaire alors que l'anglais et le frison ont poursuivi leur évolution et ont abouti à la disparition totale du ge-. L'anglais enough peut être comparé au flamand occidental enoeg “assez” par rapport au néerlandais genoeg et l'allemand genug.
Encore une fois, comme on l'a vu ici pour d'autres éléments, le préverbe e- était aussi utilisé aux Pays-Bas. Encore une fois, les élites urbaines des grandes villes du sud de la province de Hollande ont imposé une autre forme, ici ge- en néerlandais parlé et écrit, pour se distinguer des classes sociales considérées par elles comme inférieures et de leur prononciation vulgaire, ce que l'on appelle maintenant des “formes populaires” (VAN DER SIJS, 2004, p. 504).
Nous conclurons par ces citations (VAN DER SIJS, 2004, p. 610, 611 et 612):
“Uit de verschillende hoofdstukken is gebleken dat het ABN gebaseerd is op de beschaafde of gecultiveerde Hollandse spreektaal van de grote steden. Beschaafd, dat wil zeggen gesproken door de hogere standen. De Hollandse taalvariant kreeg gezag, omdat het de taal van het cultuur- en handelscentrum was. […] Het Zuid-Nederlands heeft, anders dan in de meeste werken wordt beweert, geen blijvende invloed op de standaardtaal uitgeoefend. […] De oostelijke en met name (Hoog- en Neder)duitse invloed op de standaardtaal was veel groter dan de Zuid-Nederlandse of Hollandse. Dat kwam onder andere doordat de prestige van het Duits zeer groot was: het Duits werd als moeder- of zustertaal hoog gewaardeerd en ontlening eraan werd gestimuleerd.”
(Trad.: Des différents chapitres il apparaît que le néerlandais standard est basé sur le hollandais cultivé parlé dans les grandes villes. Cultivé signifie parlé par la haute société. La variété linguistique hollandaise a obtenu cette influence car elle était la langue du centre culturel et commercial. […] Le néerlandais du sud, contrairement a ce qui est affirmé dans la plupart des ouvrages, n'a exercé aucune influence durable sur la langue standard. […] L'influence orientale en particulier du haut- et du bas-allemand sur la langue standard fut beaucoup plus grande que celle des Pays-Bas du sud ou de la Hollande (n.d.r. en dehors des grandes villes du sud de la Hollande). Cela s'est produit, entre autres, à cause du prestige de l'allemand qui était très grand car il était considéré de manière très positive comme la langue mère ou soeur et les emprunts furent encouragés.)
Il se trouve qu'à chaque fois, c'est aussi ce qui est utilisé en flamand occidental qui a été rejeté.
Sources:
- DE BO L.L., Westvlaamsch Idioticon, [1892] 1976, Familia et Patria, Handzame
- VAN DER SIJS Nicoline, Taal als mensenwerk. Het ontstaan van het ABN, 2004, Sdu Uitgevers, Den Haag
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